A Bonta, Jiva avait fait donner l’alarme, et galvanisait les miliciens
: il leur faudrait tenir si l’attaque ennemie parvenait jusqu’à la
ville. Elle exhortait les défenseurs, postant les archers aux
meurtrières et les fantassins derrière les portes. Au-delà des
enceintes, le martèlement étouffé des troupes en marche leur parvenait.
L’ennemi gagnait du terrain, et rapidement ! Cela n’augurait rien de
bon... Menalt et Pouchecot avaient rejoint Jiva. Après un bref échange,
ils acquiescèrent tous trois. Jiva dirigerait la défense de la ville.
D’un commun accord, Menalt et Pouchecot prirent chacun la tête d’une
escouade de cinquante chevaliers. Parmi ceux-là, une bonne moitié était
des centaures rangés sous les ordres de Menalt, les autres étaient des
fantassins férocement armés.
L’épée tirée, au cri de « Bonta vaincra ! », ils foncèrent porter
secours à leurs camarades. Hélas ! Là-bas au loin, les avants postes
furent engloutis par des hordes de gobelins. C’étaient là quarante
chevaliers, pas moins, qui succombaient, submergés par le nombre. Les
renforts arrivaient trop tard ! Les troupes bontariennes forcèrent
l’allure, et les centaures galopèrent de plus belle. A voir, les
gobelins n’étaient que la pointe de l’attaque lancée contre Bonta.
L’ennemi grouillait devant eux. L’aube semblait figée et la nuit ne
jamais se finir. Soudain, un jet de flammes pâles et grises flamboya
par dessus les troupes gobelines et éclaira faiblement la bataille. Le
cri sinistre retentit à nouveau. Les brâkmariens avaient balayé les
postes avancés de Bonta. Devant lui, Menalt vit avec dégoût les
chevaucheurs de carne poursuivre les derniers chevaliers en déroute
pour les achever. Un Iop sombre, un capitaine de Brâkmar, les
commandait, restant lui-même en retrait du combat.
« Les forces de Brâkmar sont grandes, mais pas invincibles ! » lui dit
Pouchecot. Il fallait que les centaures enfoncent les flancs des
troupes gobelines ; ils seraient pris en tenaille, pressés de part et
d’autre. Pouchecot les écraserait ensuite, et toutes les forces
bontariennes feraient face aux chefs de guerre brâkmariens. Il serait
temps alors de s’occuper de la provenance de ces cris lugubres : les
créatures aux ordres de Brâkmar étaient pour la plupart des brutes sans
cervelle et indisciplinées. Elles fuiraient si leur commandement était
décapité. Tel était l’avis de Pouchecot et de Menalt.
Les chevaliers arrivèrent sur les troupes gobelines… Ce fut une
boucherie ! Un carnage ! Un étripage ! Les héros bontariens
brandissaient leurs lames, et des giclures de sang maculaient leurs
armures. Ils s’arrêtèrent enfin pour reprendre leur souffle. Les
chevaliers se regroupèrent autour de Menalt et de Pouchecot. Ils
n’avaient pas subi de pertes, quelques égratignures au plus. Menalt
lança un regard circulaire pour mesurer l’ampleur du combat. L’attaque
s’était bien passée. Très bien. Trop bien. Il cherchait le Iop sombre
qu’il avait aperçu plus tôt. Le guerrier avait rejoint le reste des
troupes brâkmariennes, et refrénait leur ardeur à aller au combat.
Composées de squelettes Chafers, elles n’étaient pas venues secourir
les gobelins… Un hurlement retentit, assourdissant. A nouveau les
ténèbres furent déchirées par un éclair gris. Menalt s’aperçut de leur
erreur. Les gobelins n’étaient qu’un appât ! Le pire allait arriver…
C’était un guerrier, un seul guerrier, vêtu d’une armure noire, un
colosse. Il s’avançait vers eux, seul, et les brâkmariens s’écartaient
sur son passage. Il hurla, et ce fut comme si les bontariens étaient
jetés à terre. Furieux de ce mouvement de recul parmi ses chevaliers,
Menalt les exhorta à combattre. Il leva son épée, et se rua à
l’attaque. Pouchecot lui cria d’attendre, mais les centaures se
précipitaient déjà à l’assaut des premières lignes ennemies. Le choc
fut terrible, le fracas des armes retentit, les cornes sonnaient et les
tambours de guerre battaient à tout rompre. Frappant de taille et
d’estoc, Menalt se frayait un chemin vers le chef de guerre de guerre
de Brâkmar. Si celui-là tombait, la victoire appartiendrait à Bonta !
Menalt pouvait voir combattre le guerrier : à chacun de ses coups, un
chevalier tombait, son armure lacérée par l’épée noire. La pointe de sa
lame décrivait des courbes et des cercles sans jamais s’arrêter,
c’était comme si deux ailes d’ombres fouettaient l’air tout autour de
lui. Le guerrier noir avait la même intention que Menalt.
« Je suis Menalt, commandeur de l’Ordre du Tonnerre, protecteur de
Martalo ! Qui que tu sois, tes heures sont comptées ! » cria Menalt par
dessus le tumulte. La bataille faisait rage tout autour d’eux. Menalt
s’était débarrassé de son armure – elle ne lui offrait aucune
protection, pire, elle entravait ses mouvements face à un tel
adversaire.
« Je vais te faire rendre gorge, centaure ! Prie ton dieu pour qu’il
t’ouvre les portes du royaume des morts, à toi et tes chevaliers ! Dis
lui aussi que Hyrkul fera tomber Bonta aujourd’hui ! » des bouffées de
flammes noires s’échappaient de son heaume. Menalt, à présent qu’il
pouvait voir son adversaire de plus près, fut stupéfait de voir son
ennemi se servir du feu noir comme d’une arme. Il s’écria : « Sacrilège
! Tu souilles le feu d’Ouronigride ! Tu seras maudit pour cela ! »
« Meurs centaure ! » vociféra l’autre, et tous deux s’élancèrent pour
frapper. En moins d’une seconde tout fut joué ! Menalt brandit sa lance
dont la pointe était nimbée d’un feu blanc, il se fendit d’une attaque
en pique, visant le creux de la gorge, là où les plaques de l’armure
noire étaient suffisamment espacées pour que son coup puisse être
fatal. Mais la lance se perdit dans l’esquive du guerrier, ses larges
ailes d’ombre tournoyèrent pour cingler le centaure et l’aveugler.
Avant qu’il ait pu lancer une seconde attaque, Hyrkul avait empoigné la
hampe de Menalt d’une main, et de l’autre, il l’avait agrippé à la
gorge. Ils hurlèrent tous deux, l’un de rage, l’autre de douleur ! Une
foudre enflammée jaillit à travers le heaume noir, frappant Ménalt au
visage durant de longues secondes. Puis le guerrier repoussa le
centaure assommé et pantelant pour lui asséner le coup de grâce ; il
fit un moulinet avec son épée, la lame tournoya en sifflant pour
retomber aussitôt ; elle faucha Menalt qui tomba dans la poussière. Le
guerrier continua à faire tournoyer son épée en rugissant : un feu
intense venant du fond de sa gorge embrasa sa lame. Les flammes se
déployaient, de plus en plus larges et dangereuses. Les chevaliers
avaient vu leur chef s’écrouler, et maintenant ils reculaient. Un
dragon de foudre noire était né de l’épée d’Hyrkul. La bête les
surplombait de toute sa hauteur. Il plongea à travers les troupes
bontariennes. Elles s’embrasèrent instantanément, les chevaliers
s’écroulant les uns après les autres ; les autres guerriers de Bonta
furent soufflés par l’explosion. Pouchecot ne dut sa survie qu’à sa
magie, il s’était enraciné profond dans la terre tel un arbre
centenaire. Les armures des chevaliers jonchaient le champ de bataille.
Une pluie glaciale se mit à tomber. Les hordes brâkmariennes se
remirent en marche vers Bonta. Hyrkul se planta face à Pouchecot,
transformé en un arbre énorme. Il s’était protégé mais réduit à
l’immobilité du même coup. Le colosse noir éclata d’un rire sinistre.
« Je te taillerai un cercueil dans ton propre bois, Pouchecot ! Mais
avant cela… je veux voir la tête de Jiva se balancer à tes branches ! »
Il cracha et rejoignit son armée à grandes enjambées. Les
fortifications de Bonta se détachaient au loin, pâles comme de la craie.
Les chevaliers de l’Ordre du Tonnerre avaient péri au grand complet…
Pour les défenseurs de Bonta, il semblait que jamais plus le jour ne se
lèverait. Cette nuit était-elle la dernière qu’ils avaient à vivre ?
Jiva n’était pas la seule à regarder le ciel, essayant de percer les
mystères du sortilège qui pesait sur eux. Raval s’était rendu sur les
hauteurs de Sidimote pour observer le champ de bataille et l’obscurité
ensorcelée qui persistait. Cinq heures déjà ! Le jour aurait du se
lever depuis cinq heures ! Ces heures étaient précieuses pour lui qui
était le gardien de Septange. Cinq heures avaient été volées au mois
dont il avait la protection... Il devrait en répondre devant Xélor !
Ce guerrier noir était d’une puissance phénoménale. Exterminer cent
chevaliers était une chose. Anéantir Ménalt, en était une autre.
Réduire Pouchecot à l’impuissance en était une troisième.
« Si je m’interpose entre lui et Bonta pour lui réclamer ces heures
volées, je risque la mort… Quant à Bonta ! Chère Jiva, je ne donne pas
cher de ta peau... Mais si Bonta tombe, la nuit durera…et c’en sera
fini de Septange ». Et ça, Raval ne pouvait pas l’imaginer. Il
descendit jusqu’au champ de bataille. Des gobelins rescapés de la
bataille s’égrenaient pour former une arrière-garde clopinante. Au
milieu des cadavres de gobelins et des armures vides, Raval avait eu
l’idée qui allait sauver Septange. Lui qui, dès Fraouctor passé,
s’évertuait à soutirer lentement la vigueur de chaque végétal, il
allait rappeler à la vie les âmes des chevaliers trépassés.
A son commandement, les fantômes des chevaliers de l’Ordre du Tonnerre
s’étaient levés ; leurs armures roulèrent au sol dans un bruit
métallique. Brûlés, blessés, écorchés, ils portaient tous des plaies
béantes. Raval passa entre les rangs silencieux, puis leur désigna
l’armée de Brâkmar. Les troupes d’Hyrkul étaient aux portes de Bonta.
Des Trools les martelaient de coups et elles menaçaient de céder à
chaque instant. Jiva avait groupé les miliciens qui formaient un mur
d’armures. Mais déjà les gobelins tentaient de se faufiler entre les
brèches de la porte qui s’élargissaient davantage à chaque seconde.
Hyrkul avait remis son épée au fourreau et assénait lui aussi des coups
avec sa masse d’armes. Il suspendit son geste… et se retourna
brusquement comme interpellé... Soudain des cris de détresse se firent
entendre à l’arrière. Le colosse, déconcerté, resta à l’écoute. Mais ce
n’étaient pas ces cris de peur qui l’inquiétaient. Il scruta le sud. Et
il vit ses troupes débordées par les chevaliers de l’Ordre, ceux-là
qu’il avait abattu avec la foudre noire. C’était une marée blanche qui
submergeait les brâkmariens. A cet instant sonna la corne de Bonta.
Jiva faisait ouvrir les portes et les miliciens avancèrent sur les
troupes de Brâkmar, regagnant pas à pas chaque mètre de terrain perdu.
Hyrkul ne pouvait prévoir un tel retournement de situation. Les troupes
de Brâkmar étaient prises en étau. Il vit les chevaliers fantômes,
insensibles aux coups, qui taillaient en pièce son armée. La confusion
était totale. Son capitaine battait en retraite. Gobelins et Chafers
s’éparpillaient, aussitôt massacrés par les chevaliers fantômes. Se
dégageant à grand’ peine de la mêlée, et sachant la bataille perdue,
Hyrkul jeta un dernier regard à Bonta, si proche, avant de prendre la
fuite en direction de la forêt des Abraknydes.
Un cri de victoire retentit dans tout Bonta. Les survivants voyaient
enfin le jour se lever. Raval avait regagné les hauteurs de Sidimote,
observant la débandade de Brâkmar. L’aurore était pourpre. La couleur
laisserait son nom à cette bataille qui elle, resterait dans
l’Histoire. « L’Aurore Pourpre » première bataille qui vit s’opposer
Bonta et Brâkmar, fut l’une des plus meurtrière de la période dite de «
la guerre des cités ».
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